Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

L'au-delà au temps des cathédrales

Publié le par Bruno Gaudelet

Au temps des cathédrales

Au temps des cathédrales
La notion d’expiation se révèle comme la clef de voûte de la théologie du salut de Thomas d’Aquin
© Philippe Lissac / GODONG

Nous avons vu dans le précédent article que c’est au XIIe siècle que le purgatoire apparaît dans les écrits théologiques. À partir de ce moment, les docteurs de l’Église n’ont de cesse de préciser et de « s’approprier » l’au-delà. Saint Thomas, le docteur angélique, en offre un exemple typique. Selon lui les lieux inférieurs abritent quatre lieux distincts : 1) l’enfer des damnés où l’on subit les douleurs liées aux péchés actuels et que le docteur angélique appelle la peine du sens. 2) l’enfer des patriarches où il n’y a pas de douleurs liées aux péchés actuels, mais seulement celle de l’attente. 3) L’enfer des enfants non baptisés qui ne sont punis que de la peine du dam, c’est-à-dire la privation de la gloire de Dieu. 4) enfin le purgatoire qui constitue la quatrième région. Les hommes y sont punis de la peine du sens mais uniquement pour leurs péchés actuels (Somme théologique, III).

À LIRE

Herméneutique des discours chrétiens sur la mort et l’au-delà
de l’antiquité à la modernité

Bruno Gaudelet

Presses universitaires de Perpignan, 2009

 

 

Typologie des enfers

 

Lorsque le Credo déclare que le Christ est descendu aux enfers, il faut comprendre d’après Thomas que c’est essentiellement dans l’enfer des patriarches que Jésus est descendu pour délivrer les pères de ce lieu puisqu’il venait de remporter par sa croix la victoire sur le diable. C’est de ce lieu du séjour des morts qu’il a fait rayonner son action dans l’enfer tout entier. Ceux qui se trouvaient dans l’enfer des damnés n’ont certes pas été évangélisés ou convertis, mais ils ont au contraire été confondus dans leur malice par le don de la lumière éternelle accordée aux patriarches. Quant à ceux qui étaient détenus dans le purgatoire, ils ont reçu l’espoir d’obtenir la gloire, après expiation de leurs péchés actuels.

 

La descente du Christ aux enfers a modifié le contenu des lieux inférieurs. 1) Le sein d’Abraham est depuis vide, ses occupants ayant tous été emportés avec Jésus dans le ciel de gloire. 2) Concernant les enfants décédés sans baptême, et donc tributaires du péché originel, ils continuent de rejoindre l’enfer des enfants pour la peine du dam. 3) Les incrédules et les impies remplissent les geôles de l’enfer des damnés pour y subir la peine du dam et celle du sens. 4) Quant aux baptisés qui n’ont pas suffisamment fait pénitence sur la terre, ils rejoignent le purgatoire pour satisfaire la justice divine, mais avec l’espoir de la gloire à venir.

 

En somme, le paradis et le purgatoire ont remplacé chacun à leur façon le rôle que remplissait le sein d’Abraham jusqu’à la descente du Christ. Le paradis est devenu le réceptacle de l’âme des justes à la place du sein d’Abraham. Tandis que le purgatoire est devenu le nouveau lieu d’attente provisoire en vue de l’héritage de la gloire. Les souffrances que les baptisés y endurent comportent une portée expiatrice qui leur permet de se purifier du péché non expié sur terre au moyen de la pénitence. La notion d’expiation se révèle comme la clef de voûte de la théologie du salut de Thomas qui projette sur la christologie, la sanctification et l’au-delà les modalités et la logique pénale du Moyen Âge.

 

Thomas mourut prématurément à l’âge de cinquante ans, laissant inachevée sa Somme théologique, notamment concernant les fins dernières. Frère Réginald de Piperno, son fidèle disciple, entreprit de la compléter en y ajoutant le Supplément. Il s’en acquitta en compilant les enseignements du Commentaire des Sentences rédigé naguère par le docteur angélique. La grande diversité des questions qui agitaient les esprits du bas Moyen Âge sont reprises, depuis la possibilité pour l’âme et les démons de subir un feu corporel jusqu’aux dots et auréoles réservés aux saints. Entre toutes, j’ai retenu cette problématique : les saints du ciel voient-ils les souffrances des damnés ? Ont-ils pour eux de la compassion ? Sont-ils satisfaits de les voir souffrir ? Il ne fait aucun doute pour Thomas et frère Réginald que les saints du ciel connaissent tout ce qui arrive aux hommes et aux âmes damnées. Cela n’affecte pas la perfection de leur vision. Dieu lui-même connaît toutes choses, belles comme laides, sans que sa vision parfaite n’en soit affectée. Au reste, les saints n’éprouvent pas de compassion pour les damnés. La compassion implique en effet une participation à la souffrance d’autrui. Or, les bienheureux ne participent plus à aucune souffrance. Se réjouissent-ils pour autant des peines des impies ? Se réjouir du mal d’autrui appartient à la haine, ce qui ne sied pas aux saints. Ils se réjouissent, cependant, lorsque ces peines sont ordonnées à la justice.

 

La précision avec laquelle s’expriment Thomas et frère Réginald montre combien les hommes du temps des cathédrales pensaient posséder une connaissance objective de l’au-delà. Leurs constructions relevaient de l’imaginaire, mais ils n’en étaient manifestement pas conscients.

Et les fantômes ?

Concernant le thème des revenants, le Supplément à la Somme théologique explique que, bien que les âmes du purgatoire ou de l’enfer soient séparées des vivants par l’ordre naturel et par l’ordre providentiel, « il arrive que des âmes séparées sortent de leurs demeures et apparaissent aux hommes ». Se référant aux témoignages de Jérôme et Grégoire, l’auteur estime que puisque le diable et les démons parcourent l’univers entier, « les damnés eux-mêmes ne sauraient être dans une condition pire que celle des démons ».

Pourquoi Dieu permettrait-il ces apparitions ? Tout simplement en vue d’instruire ou de terrifier, ou encore, dans le cas des âmes du purgatoire, d’implorer des suffrages. Le Supplément estime toutefois que les âmes des élus ou des damnés ne sont pas à assimiler aux esprits purs tels que les anges et les démons qui sont partout. Les anges et les démons ont la mission de vivre parmi les hommes pour les garder et les éprouver, ce qui n’est pas le cas des âmes des saints. Les âmes possèdent, certes, la puissance d’être où elles le désirent, mais puisque le lieu où elles sont fait partie de leur récompense ou de leur châtiment, leurs sorties ne sont jamais définitives.

On retrouve l’univers « morbide » qui hante aujourd’hui encore une partie de l’imaginaire occidental qui a été forgé par ses spéculations moyenâgeuses.
B. G.

Commenter cet article